Enquête Splann septembre 2022
Face aux professionnels de l’énergie, les agriculteurs perdent la bataille du gaz et se retrouvent simples fournisseurs de déchets agricoles, comme le raconte le collectif Splann ! dans cette enquête.
- Les agriculteurs cèdent du terrain et ont du mal à résister à la concurrence des énergéticiens.
- L’agriculture risque de devenir un outil au service de la production gazière, quitte à transformer davantage le visage et les usages de nos campagnes.
- La méthanisation par injection est largement promue, mais elle coûte trop cher pour les éleveurs, pas pour les industriels de l’énergie.
Pour faire du gaz, il faut des ingrédients méthanogènes, c’est-à-dire qui dégagent beaucoup de méthane. Dans le top 10, on trouve les tourteaux de colza, les déchets et pailles de céréales, le maïs et les déchets animaux. En bas du podium, les lisiers et fumiers de porcs et de bovins. La Bretagne, terre d’élevages intensifs, possède de larges volumes de déjections animales à sa disposition. En revanche, les déchets très méthanogènes sont plus rares. Au point qu’un marché du déchet agricole a vu le jour avec le déploiement de la méthanisation.
Il y a dix ans, l’agro-industrie payait les agriculteurs pour qu’ils la débarrassent des intestins et estomacs de milliers de bêtes abattues, jusqu’à 90 euros la tonne. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les agriculteurs paient, de plus en plus cher, pour mettre la main sur ces tripes, ingrédient précieux pour produire du gaz. Le maïs est également une denrée prisée des méthaniseurs.
Avec la sécheresse, des prix instables
Un agriculteur nous a ainsi rapporté qu’un voisin méthaniseur a proposé de lui acheter son maïs plus cher que le prix habituellement pratiqué pour nourrir les bêtes. Avec la sécheresse de cet été 2022, les prix ont tellement augmenté que la FDSEA d’Ille-et-Vilaine s’en est mêlée. Le syndicat majoritaire des exploitants agricoles a demandé à la chambre d’agriculture de diffuser des prix de vente « recommandés ». Recommandés mais pas obligatoires, car, sur ce marché, le jeu de l’offre et de la demande prime. Plus il y a de méthaniseurs, plus la demande en déchets est forte. Plus les prix montent, plus il est difficile pour certains agriculteurs de payer ces matières qui alimenteront leur méthaniseur. Jusqu’à plomber la rentabilité d’une installation.
« Les intrants ont une valeur commerciale, alors dès qu’on se fournit chez un tiers, c’est plus risqué, les prix peuvent fluctuer, c’est instable », souligne Charlotte Quenard, chargée de mission au sein de la chambre d’agriculture de Bretagne.
À tel point que lorsqu’il devient difficile d’acheter les déchets agricoles, il peut être nécessaire d’ouvrir le capital de son entreprise à un acteur extérieur. C’est ce qui arrive à des méthaniseurs créés par des agriculteurs qui se retrouvent dans l’obligation d’ouvrir leur capital à des producteurs d’énergie. À coup de rachat de parts, petit à petit, ces agriculteurs perdent la main sur leur installation et les énergéticiens raflent la mise. Un cas a déjà été relevé dans les Vosges, selon un rapport du Sénat publié en octobre 2021. Car pour des entreprises comme Engie bioz, filiale d’Engie, ou Fonroche biogaz, filiale du groupe Total, le prix des matières premières n’est pas un problème. « Le risque d’une prise de pouvoir des acteurs extérieurs est non négligeable pour les agriculteurs, car elle pourrait venir dénaturer les projets », expliquent les chercheurs en économie Alexandre Berthe de l’université de Rennes 2 et Pascal Grouiez de l’université Paris Cité.
« Ceux qui se font avoir, ce sont les agriculteurs »
La conquête des campagnes par les énergéticiens ne fait que commencer. En mars 2022, les énergéticiens ont mis un pied de plus dans les fermes. Lors du salon de l’agriculture, TotalÉnergies et la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, ont signé un partenariat pour « créer des synergies entre le monde agricole et le secteur de l’énergie ». Les compétences des agriculteurs seront ainsi partagées avec celles de la multinationale, notamment pour développer la méthanisation. Mais l’échange, « gagnant-gagnant » sur le papier, est-il si équilibré ?
Accroître la proximité entre ces deux mondes en concurrence comporte des risques, que repère Pascal Grouiez, économiste à l’université de Paris Cité : « Les besoins en financement des petits collectifs [d’agriculteurs] supposeraient une plus grande ouverture du capital à des actionnaires non agricoles. Bien que minoritaires, ils pourraient imposer aux agriculteurs l’usage de substrats non agricoles [comme des boues de stations d’épuration], dans lesquelles la présence d’antibiotiques ou métaux lourds peuv[ent] polluer les sols. » La méthanisation produit du digestat qui est épandu sur les champs comme engrais. Or, l’innocuité de ce digestat, c’est-à-dire sa capacité d’être inoffensif, demeure un enjeu environnemental et sanitaire encore discuté par les scientifiques (lire : « Les méthaniseurs, clusters potentiels des maladies de demain »).
À ces coûts en amont, liés à la matière première, s’ajoutent ceux liés à la maintenance du méthaniseur, voire à l’embauche d’un technicien spécialisé et dédié à cette tâche. La facture pour faire fonctionner un méthaniseur au quotidien, entre l’approvisionnement en déchets et la maintenance, commence à s’allonger lourdement. Elle est d’autant plus salée pour la méthanisation en injection. Cette technique permet d’injecter le méthane dans le réseau de gaz, mais elle coûte cher. L’investissement moyen pour une installation avoisine 5 millions d’euros. Pour être rentable, une installation doit consommer au minimum 10 000 à 15 000 tonnes de matières par an. Soit plus de 30 tonnes de déchets par jour à trouver et payer.
« Ces joueurs perdants, ce sont les éleveurs »
Cette technologie « en injection » est en plein boom. Et tout est fait pour la booster. En 2018, la loi Egalim exige un renforcement des infrastructures pour pouvoir faire circuler plus de gaz. Lorsqu’un nouveau méthaniseur est construit à proximité d’un réseau de gaz, il devra fonctionner obligatoirement en injection. En mars dernier, le coût de raccordement a été réduit pour les méthaniseurs : 60 % des frais, environ 100 euros le mètre, sont pris en charge par les collectivités.
Avec autant d’incitations, difficile de résister à l’injection. La méthanisation par cogénération perd de son charme. Cette technologie, plus ancienne, convertit le gaz en chaleur et en électricité et n’a pas besoin de se raccorder au réseau de gaz. En comptant un investissement moyen de 2 millions d’euros, elle permet de se contenter de plus petits volumes, autour de 5 000 tonnes de matières premières par an.
Plus chère mais plus rentable, l’injection gagne la partie. Mais elle exclut les joueurs qui ne peuvent pas investir 5 millions d’euros et assumer des charges d’approvisionnement et de maintenance lourdes. Ces joueurs perdants, ce sont les éleveurs. Ceux qui affrontent les prix du lait ou du porc qui jouent au yo-yo depuis des années, ceux qui manifestent, voient leurs revenus dégringoler, et, pour certains, leurs entreprises finir au tribunal de commerce.
Dans une note d’août 2020 commandée par le ministère de l’Agriculture, le binôme d’économistes, Pascal Grouiez et Alexandre Berthe, écrit : « En l’absence de subventions publiques, il est probable que la méthanisation par injection ne deviendra accessible qu’aux agriculteurs les plus solides financièrement, écartant de fait la plupart des éleveurs. » Un an plus tard, en juillet 2021, son confrère Pascal Grouiez ajoute que les contraintes de l’injection « ne permettent de positionner sur ces projets que des céréaliers ou des unités de méthanisation ouvrant leur capital à des actionnaires non agricoles, mais rarement à des agriculteurs seuls ». « Ceux qui sont en train de se faire avoir, ce sont les agriculteurs », résume Daniel Salmon, sénateur Europe Écologie-Les Verts (EELV) d’Ille-et-Vilaine et rapporteur de la mission d’information sur la filière d’octobre 2021.
Les agriculteurs, de simples « fournisseurs »
La chambre d’agriculture de Bretagne le constate elle aussi. Dans un avis de 2019, elle écrit : « Si le développement de la méthanisation est une opportunité pour la Bretagne, nous souhaitons que les agriculteurs en tirent les justes retombées économiques. Leur rôle ne saurait être circonscrit à l’apport de lisiers ou à la valorisation agronomique des digestats. » Les deux économistes estiment dans un article de 2020 : « Nous sommes peut-être déjà au milieu du gué en ce qui concerne le glissement vers des modèles d’unités de méthanisation françaises non agricoles dans lequel l’agriculteur est un simple fournisseur de substrats. »
Et c’est bien ce qui se passe. Engie bioz promeut sur son site internet : « En Bretagne, nous proposons l’épandage “rendu racine”. L’épandage est réalisé par nos soins et nous organisons la répartition des volumes et des flux en concertation avec les exploitants agricoles. » Un deal où l’agriculteur délègue la gestion de ses effluents et de son plan d’épandage et Engie bioz récupère à peu de frais de la matière première à méthaniser.
« Tous les agriculteurs ne veulent pas porter seuls un projet de méthanisation », rappelle Armelle Damiano, directrice d’Aile, l’agence locale de l’énergie du Grand Ouest, spécialisée notamment dans les énergies renouvelables en milieu agricole et rural, qui accompagne bon nombre de projets dans la région.
Elle tempère le risque de prise de pouvoir des industriels de l’énergie : « En Bretagne, la méthanisation est historiquement agricole, les matières premières sont agricoles, les terres le sont, l’épandage du digestat exige des terres : tout concorde pour que la méthanisation reste aux mains des agriculteurs. »
Une conviction que ne partage pas Pascal Grouiez, économiste, dans une note parue en juillet 2021 : « Il n’est pas certain que les agriculteurs, à terme, parviennent à être des acteurs dominants de la méthanisation. » D’autant plus qu’ils n’ont pas tous les atouts en main. Pour limiter au maximum les risques sanitaires, il est nécessaire de traiter les déchets animaux une heure à 70 °C. Mais ce procédé coûte cher. Trop cher pour les agriculteurs, mais pas pour les industriels. Le gouffre qui sépare les méthodes de travail industrielles et celles agricoles peut creuser l’écart entre une petite méthanisation à la ferme et celle d’une dimension industrielle, celle qui dégage le plus de valeur ajoutée.
Bientôt 205 méthaniseurs de plus
L’association des agriculteurs méthaniseurs de France, l’AAMF, souhaite que la méthanisation reste aux mains des agriculteurs pour leur permettre de diversifier leurs sources de revenus. Une réponse aux fortes fluctuations du prix du lait et du porc qui ont mis à terre de nombreuses exploitations, permettant à d’autres de s’agrandir.
Des exploitations de plus en plus grandes structurent le paysage et l’économie bretonne. Et vu le prix élevé du ticket d’entrée dans la méthanisation en injection, seuls les plus gros agriculteurs et les acteurs de l’énergie peuvent se le payer. De quoi accentuer encore un peu plus les concentrations foncières déjà à l’œuvre, et le démantèlement du bocage qui en découle. Dans les années qui viennent, la campagne bretonne pourrait davantage encore s’industrialiser.
La Bretagne et les Pays de la Loire comptaient 307 unités de méthanisation en fonctionnement au 1er janvier 2022 et 205 étaient alors dans les tuyaux. La Bretagne va plus que doubler ses méthaniseurs en injection dans l’année à venir. La plupart des éleveurs n’en profiteront pas, et risquent en prime d’avoir davantage de difficultés à se fournir en fourrages, à cause de cette nouvelle concurrence sur la matière première. Côté énergéticiens, les projets s’accumulent : Total, Engie et les autres opérateurs du secteur lorgnent sur la campagne qui s’ouvre à eux.